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Gualtiero Dazzi & Francisco Serrano:
La Rosa de Ariadna
Susanna Moncayo, Ian Honeyman
Nouvel Ensemble Vocal, dir. Henri Farge
Ensemble Itinéraire, dir. Aldo Brizzi


LA ROSE D'ARIANE

Un seul mouvement pour cet opéra en trois tableaux et un épilogue. Le temps est réel et correspond à l'évolution - non-elliptique - des personnages. L'action se déroule à Cnossos, à l'intérieur du labyrinthe, la nuit précédant le débarquement de Thésée en Crète.

1/ Le Minotaure, seul dans son désordre, réfléchit sur sa condition monstrueuse. On en tend la voix d'Ariane dont la présence s'affirme peu à peu. Les interventions du chœur, qui ont pour effet de suspendre le cours du temps, apportent des informations sur les événements extérieurs comme sur l'état des choses. Ariane s'avance dans le labyrinthe où le trouble s'installe.

2/ Un fort mouvement d'attraction pousse Ariane au-devant de son frère, à qui elle adresse une longue incantation. Le Minotaure est en proie à une excitation grandissante. Le temps est suspendu. Puis vient l'instant de la fusion. Les voix des chanteurs se confondent.

3/ Dehors une clameur, reprise par le choeur, annonce l'arrivée d'un héros. Ariane s'arrête aussitôt en chemin, se tourne vers la sortie, abandonne le Minotaure pour Thésée. Le Minotaure, touché par la connaissance de son destin, mesure le vide laissé par "la vierge du labyrinthe" Plongé dans des ténèbres encore plus terribles, ne voulant plus lutter, il attend désormais la mort.

4/ Épilogue: par l'au-delà, il reste au Minotaure une lueur d'espoir.


À PROPOS DE LA ROSA DE ARIADNA

 

Le soleil du matin resplendissait sur l'épée
de bronze, où il n'y avait déjà plus trace de sang.
"Le croiras-tu, Ariane? dit Thésée, le Minotaure s'est à peine défendu"
Jorge Luis Borges (traduit par Roger Caillois)

LE MYTHE

Le Minotaure, emblème de l'animalité de l'homme, symbole de ses forces instinctives indomptables, présent depuis les origines du mythe dans une multitude de sculptures, de peintures et d'oeuvres littéraires, assemblage terrible de taureau et d'éphèhe, comme l'écrivait Ovide, fut rarement doté d'une voix. Bien sûr, d'innombrables auteurs anciens et modernes ont parlé de lui et de son histoire, mais les textes, à part quelques-uns, ont fait du Minotaure une présence muette. Nous savons par la légende que Thésée, le héros solaire athénien, tenant le fil qu'Ariane lui remit par amour, entre dans le labyrinthe et met le monstre à mort - mais guère plus. Rien ne nous empêche d'imaginer ce qui a pu se passer à l'intérieur avant l'arrivée du héros. La Rose d'Ariane raconte comment la nuit précédant la venue en Crète des otages (parmi lesquels se place Thésée), Ariane, prêtresse du Labyrinthe, subissant l'attraction du monstre qui est son frère, franchit le seuil pour chercher dans les ténèbres le sens de son adoration et l'objet qu'elle vénére. Ce sens lui sera révélé au cours de son exploration. Mais dans l'instant où elle doit rencontrer le Minotaure (rencontre qui plus tard sera consommée avec Dionysos, autre variante du dieu aux cornes de taureau), la jeune femme écoute les acclamations qui saluent le débarquement de Thésée, elle doute, et comme si elle quittait un rêve, et entrait dans un autre, elle sort du "palais monstrueux" Le Minotaure, qui a entrevu l'amour, délaissé, se perd en son labyrinthe: Ariane. Pnvé d'elle, privé de ce qu'elle lui a fait percevoir, il n'éprouve plus le désir de vivre. Ce n'est pas l'affliction mais l'amour qui triomphe du Minotaure, à la différence de ce qu'a imaginé Borges dans le récit La demeure d'Astérion - dont la fin est citée en épigraphe à cette note -. Il n'y a jamais eu de combat. Thésée ne fait que délivrer un être souffrant.

LE CONTEXTE

Il n'est peut-être pas inutile de rappeler que les relations entre le taureau et la jeune fille ont pour l'Europe un sens fondateur. La légende de l'enlèvement de la très jolie fille du roi de Phénicie que Zeus, métamorphosé en un taureau blanc, conduit sur l'île de Crète où elle donnera naissance à Minos et à Rhadamanthe, souligne l'origine méditerranéenne des peuples qui habitèrent le vieux continent au commencement de l'Histoire. Il existe même certaines versions selon lesquelles Europe, mieux qu'une aïeule, est la mère du Minotaure.En tout cas, il est évident que pour les anciens le lien entre la puissance du soleil, symbolisée par le taureau, et la femme, représentant la lune, signifiait bien plus que la seule référence aux origines. Est-il néanmoins étonnant, vu l'énoncé qui précède, de s'interroger sur le sens qu'il y a à présenter un opéra traitant du labyrinthe et du Minotaure retenu prisonnier ? Un concept quelque peu désuet et marginal (en apparence) peut-il susciter l'intérêt contemporain ? L'histoire du labyrinthe est millénaire. Pendant des siècles, I'homme a été fasciné par l'image archétypale du topos où il est facile d'entrer, mais d'où il est presque impossible de sortir. Il s'agit d'une idée capitale. Toutes les générations l'ont pensée avec une même attention et une même intensité. Il y a quelque chose de cosmique et d'humain à la fois, dans cette représentation du parcours sinueux qui ne cesse de croître et de se transformer. En effet, la légende du "palais méphitique" et de son occupant à la forme duale a traversé, sans altération, plus de trois mille ans. Les spécialistes disent qu'on peut reconnaître dans les mythes le bouleversement originel de l'homme face à l'inconnu. Ceux-ci constituent une sorte de mémoire ancestrale de l'humanité.Le labyrinthe est une métaphore visuelle se rapportant à la fois au cerveau et aux in tes tins, à la raison et aux émotions, c'est-à-dire aux profondeurs qui sont les nôtres.Et il n'est pas besoin d'insister sur le fait que la psychanalyse ait révélé la terreur cachée de l'homme à l'approche de ses gouffres intimes. Le Minotaure est l'incarnation de ce masque.

L'ŒUVRE

Le poème constitutif du livret cherche à explorer les diverses possibilités syntaxiques, et surtout prosodiques, du langage, de sorte que le rythme et la musique des mots servent, pour ainsi dire, de point et contrepoint à l'harmonie des sons. Et même si le texte suit le "fil dramatique", il ne cède pas aux stéréotypes du livret conventionnel.Il n'assume jamais réellement une théâtralité directe, si bien que le compositeur a dû créer ce qu'il appelle des "petites dramaturgies internes", des synchronismes servant à imiter les dialogues, des moments d'accélération ou de ralentissement de l'action, sans trahir le texte, au contraire: cherchant plutôt à en révéler l'intensité poétique.Les voix chantent généralement sur des lignes mélodiques fluides, qui évitent les sauts harmoniques, le traitement étant basé sur un timbre linéaire, libre de tout vibrato de type "bel canto", mais de préférence avec des sonorités naturelles, proches de la musique traditionnelle.

Pour Gualtiero Dazzi, la rencontre ratée d'Ariane et du Minotaure autorise d'abord la confrontation de deux voix. Chacune possède une "double nature" musicale, symbole de l'ambiguïté des êtres qu'elle représente, plutôt homme-femme qu'homme-taureau; elle nous les montre comme les deux faces d'un même être: le jour et la nuit. C'est pourquoi le Minotaure est à la fois baryton et contre-ténor, tandis qu'Ariane est contralto, avec un timbre très sombre.

Sur le plan orchestral, les deux personnages sont plus nettement caractérisés. Au début, le Minotaure paraît cerné par un lent contrepoint que conduisent les vents et les cordes, presque sans percussions; alors qu'Ariane s'inscrit dans un système constitué essentiellement de percussions, très articulé par le rythme. À mesure que ces deux temporalités se rapprochent presque au point de se fondre, le Minotaure exalté chante en contre-ténor, et Ariane adopte le même registre. Leur séparation aussi est traduite au niveau de l'orchestre: le Minotaure revient au statisme de la structure initiale, et Ariane s'éloigne accompagnée par un nombre décroissant d'instruments, pour finir seule avec le violoncelle.

Les différents niveaux qui ordonnent la forme orchestrale sont, de fait, liés au développement dramatique de l'oeuvre. Chaque personnage est caractérisé par une texture au début et à la fin. L'histoire se résume à l'influence qu'exercent les textures les unes sur les autres, à leur fusion, et finalement à leur scission. Voulant rendre ces mouvements perceptibles, dans leur enchaînement comme dans leur imbrication, Dazzi propose une certaine unité par le fait que tout repose sur un seul matériau harmonique, et que l'évolution de ces mouvements est relativement lente.Ainsi, malgré la complexité formelle née de l'interaction des différents moments, le temps intérieur propre à chaque connotation particulière (timbres, registres, vitesses, articulations rythmiques) est immédiatement reconnaissable.

Le compositeur en tend ne pas dissocier les deux phases du travail que sont d'une part l'écriture, abstraite, et d'autre part la perception, I'écoute. Car si la spéculation formelle détermine l'écriture et la structuration de l'oeuvre, le processus de création - Ariane dans le dédale de l'oreille - ne sera concrètement réalisé qu'après avoir pris en compte le temps qu'il faut à l'auditeur pour intégrer l'écoute sensible. C'est ainsi que le développement global de l'oeuvre s'adresse au temps interne de chaque spectateur. Dans La Rose d'Ariane, le labyrinthe est devenu sonore: c'est une musique.

LES PERSONNAGES

Ariane est un être complexe. Son nom signifie "la plus pure", elle est fille de la lune, porteuse de la lumière. Du point de vue cabalistique, elle désigne l'âme. C'est Arakhnê, I'araignée qui tisse et défait notre corps, la trame de la vie. Elle est l'Anima. Dans la philosophie de Nietzsche, la figure de la princesse crétoise joue un rôle essentiel. Le philosophe disait qu'Ariane était la répétition de l'affirmation, le oui qui répond au oui. Dans cet opéra, comme dans le mythe, Ariane, en se situant du côté de Thésée, se refuse à la vie, symbolisée par l'animalité du Minotaure.Nous savons que plus tard elle s'unira à Dionysos (une histoire de clinique, de santé et de guérison, comme dit Gilles Deleuze).

Le Minotaure est, pour sa part, la réalité condensée d'un double symbole; un monstre et en même temps un prince: le fils de la reine; il a la tête d'un taureau mais un corps d'homme, un coeur, un sexe d'homme. Borges nous rappelle que Dante a imaginé l'inverse: un corps de taureau avec une tête d'homme, car ni Ovide ni Virgile ne le décrivent précisément. Donc, il a la tête d'un animal, mais ses entrailles restent humaines. C'est dire - malgré ce qui nous a été transmis - qu'il représente non seulement la force brute et indomptable de l'instinct qui continue cependant d'exister, mais quelque chose de plus: un être d'essence double. Son magissement chante l'éloge du monde terrestre.

Après les Grecs, la tradition occidentale a toujours privilégié le point de vue rationnel et réducteur dissimulant les couches plus profondes de l'âme humaine. À la lumière de cette interprétation nous sommes, tous, à la fois Thésée et le Minotaure. Mais selon Nietzsche, qui a bien étudié le mythe, Thésée rejette la vie en tuant le taureau, la réduisant à des formes réflexes. C'est le triomphe de la raison, de l'homme de l'ordre soumis aux dieux, sur la volonté et la vitalité des instincts. D'après le mythe, loin de séduire Ariane, Thésée l'abandonne sur l'île de Naxos. C'est là que, par une sorte de compensation ontologique, Dionysos la prendra. Il s'agit d'une sublimation de la force pure et abondante, de la puissance d'affirmation incarnée par le taureau. Dans La rose d'Ariane, on a légèrement modifié la chronologie - symbolique - des événements, en bref: voici l'histoire d'amour d'Ariane, symbole de l'âme, et du dieu-taureau représentant les forces vitales et fécondantes de la nature.C'est peut-être pour cela qu'on peut affirmer, avec Umberto Eco, que parmi les multiples intrigues inventées par les hommes, I'histoire du labyrinthe est "une forme dense du futur"

Francisco Serrano


livret: Ariadna French.pdf


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