Installer réflexion

dans le miroir électronique

par Jean-Baptiste Barrière

Résumé: Je discute dans cet article le statut des installations, de manière théorique, et à travers plusieurs exemples de réalité virtuelle auxquels j'ai participé en en réalisant la musique ("Alex" et "Le Messager" de Catherine Ikam et Louis Fléri ; "Worldskin" et "Le tunnel Paris-New Delhi" de Maurice Benayoun). Puis je présente une installation interactive dont j'ai à la fois conçu et réalisé l'image et le son ("Autoportrait in motion"), qui s'inscrit dans une série de projets - "Reality Checks"-, sur les rapports du réel et de l'artificiel, la question de l'identité à l'âge du virtuel, i.e. à un moment où toute image et tout son peuvent être altérés de manière imperceptible pour le spectateur, avec toutes les conséquences que cela représente de manière passionnante du point de vue artistique, et de manière inquiétante du point de vue des risques de manipulations politiques.

Réflexion (n.f.)
1. Changement de direction des ondes lumineuses ou sonores qui tombent sur une surface réfléchissante.
2. (figuré) Action de réfléchir, de méditer; pensée, parole qui en résulte.

Dictionnaire Larousse.


1. Positions : façonner le miroir électronique
1.1 Prolégomènes

Par manque d'un autre mot, et certainement aussi par manque d'imagination, on désigne aujourd'hui toutes sortes de propositions artistiques, de formes et d'ambitions extrêmement différentes, sous le terme générique et équivoque d'installation.
Sans se lancer dans une querelle terminologique ou encore un exercice de style à caractère maniériste, qui l'un comme l'autre aboutiraient à relever le manque de signification de cette expression, force est cependant de reconnaître que celle-ci ne qualifie pas grand chose de ce qu'elle est supposée désigner ou représenter.

Une autre perspective peut-être plus constructive consiste alors à tenter de donner du sens à cette expression ; un sens moins trivial et certainement apocryphe, un sens résolument créatif et spéculatif.

L'objet d'une installation, pour mériter sa pertinence dans le champ de l'art, pourrait ainsi consister, plus qu'à installer un arrangement plus ou moins complexe de dispositifs techniques, médiatiques et/ou esthétiques, à installer une réflexion sensible sur la nature même de cette activité, et au-delà sur celle de l'art aujourd'hui.

Et, a fortiori si cette installation procède de l'interactivité, devrait-elle aussi mettre en oeuvre les conditions d'une réflexion sur l'interaction de l'artificiel avec le réel, au moment du triomphe annoncé du virtuel.

Un tel propos, à la fois auto-référentiel et trans-référentiel, devrait pouvoir s'exercer de manière sensible, sinon sensuelle ; le discours de l'art/sur l'art n'impliquant pas forcément - faut-il le rappeler ?- une certaine stérilité ; et l'innocence perdue de l'art conditionnant cette auto-référence, voire cette autocritique.

Il s'agirait alors d'instiller un questionnement mis en oeuvre par une pratique artistique à travers une forme sensible ; et que celle-ci vaille aussi, mais pas seulement, comme l'énonciation d'un projet non seulement esthétique mais aussi éthique, prise de position sur l'état des choses, de notre relation avec un réel de plus en plus médiatisée et qui se dissout rapidement dans le virtuel ; sans pour autant tomber dans le mode d'emploi ou l'argumentaire, caricature d'un art didactique ou médiocrement politique.

Dans le désordre de l'art contemporain, si dérangeant pour certains qui ne peuvent se passer de catégories, une telle entreprise, hors norme, paraît particulièrement ambitieuse voire prétentieuse, et vouée probablement nécessairement à l'échec. Mais n'apparaît pourtant pas moins légitime, et pourrait se révéler salutaire. A fortiori lorsque ces installations mettent en oeuvre les nouvelles technologies, celles-ci ayant malheureusement trop souvent fonction d'opacification plutôt que d'élucidation, avec leur propre idéologie auto-justificatrice, auto-instauratrice, en un mot auto-suffisante.

Une parti du défi esthétique d'aujourd'hui, face aux excès d'un certain art conceptuel, dans sa variante technologique, consiste aussi à prendre le risque de "dire ce que l'on fait", tout en prenant la responsabilité de "faire ce que l'on dit". Sans tomber dans une forme d'art programmatique, ni s'illusionner sur les effets d'une telle rhétorique : le public reste bien sûr seul juge, et l'expérience sensible qu'il aura vécue sera la seule véritablement déterminante au moment du jugement artistique, le seul qui compte en la matière, quelque soit le degré de conviction emporté par le discours seul.

Un exemple tout à fait extrême d'une telle logique peut-être trouvé dans la pièce Osmose (crée dans le cadre de l'International Symposium on Electronic Arts en septembre 1996 à Montréal) de l'artiste canadienne Char Davies : le code du programme informatique servant à réaliser l'oeuvre (en plus de citations diverses) est insérée dans l'oeuvre ; le public étant ainsi invité à naviguer à travers, comme une partie constitutive du paysage de la pièce. Il paraît difficile d'aller plus loin dans l'idée de faire coïncider l'esprit et la lettre.

1.2 " Alex "

Un autre exemple, pour ainsi dire inverse, se passant totalement de justification, peut-être trouvé dans la pièce "Alex" (crée à l'Ircam en juin 1996) de Catherine Ikam et Louis Fléri, dont j'ai conçu et réalisé la dimension sonore et musicale. Il s'agit ici d'une rencontre entre le public et une créature de synthèse énigmatique, dont le visage flotte dans un espace virtuel. Cette "conversation" fonctionne strictement à travers un processus de communication non-verbale : les déplacements du public dans l'espace déterminent les réactions (mimiques, interjections expressives, etc.) de la créature. Rien n'est expliqué mais tout est explicite, tout est vécu, sans médiation, ni commentaire. Les relations qui s'élaborent, décrites comme assez magiques, entre le public et cette "personne", se construisent par l'expérience, à travers l'appréhension des réactions, et la connaissance intuitive qui s'en dégage. Tout est suggéré, rien n'est dit.

     
          


Légende : "Alex" : une installation de réalité virtuelle crée le 13 juin 1996 à l'Ircam/Centre Georges Pompidou de Louis Fléri et Catherine Ikam, musique de Jean-Baptiste Barrière ; réalisation image: Fred Cros & Rodolphe Chabrier (Mac Guff Ligne) ; réalisation musique: Laurent Pottier (Ircam).


Voir une vidéo sur Le Messager & Alex

1.2 "World Skin"

Une autre approche, plus discursive et clairement critique, consiste à exploiter consciemment la dimension idéologique de cette forme et particulièrement du vecteur de l'interactivité. L'artiste français Maurice Benayoun a exploré ce registre à travers une série de pièces de réalité virtuelle (dont j'ai réalisé la partie sonore et musicale de certaines) qui retourne les modalités du jeu informatique (improprement appelé "jeu vidéo") contre leur esprit même, souvent futile voire carrément nuisible. Assumant la parenté voire la relation génétique entre les technologies de ces jeux et celles de la réalité virtuelle, il retourne les comportements induits constitutifs de cette sous-culture devenue dominante pour déjà plusieurs générations, et les utilise comme des machines de guerre contre leurs propres dangers potentiels. Ainsi dans "Worldskin" (présenté dans le cadre du Festival Ars Electronica à Linz en septembre 1997), le public est invité à "visiter le pays de la guerre" et à devenir l'espace d'un instant un néo-touriste parcourant les champs de bataille de la Bosnie et de la seconde guerre mondiale, dans une forme de version interactive des informations télévisées, qui est en même temps une parodie de ces jeux où le seul objectif est d'éliminer un maximum d'adversaires. Muni d'un appareil photo, il photographie les soldats et les civils en marche, les ruines et les cadavres qu'il découvre. Mais à chaque fois qu'il prend une photo, il dérobe une partie de cette "réalité" : l'image qu'il a littéralement prise est effectivement soustraite à l'environnement qu'il explore, le champ visuel englobé par le viseur perd ses couleurs et devient complètement blanc, disparaît de ce réel virtuel. Si le touriste virtuel semble prendre plaisir à cette situation, le déclic de l'appareil photo se transforme progressivement en bruit de pistolet puis de mitraillette, et ce processus aboutit à un climax insoutenable de ballet d'hélicoptères et de hurlements où toute l'horreur sous-jacente se trouve brutalement manifestée. La dimension sonore révèle en quelque sorte ce qui se trouve caché derrière les apparences trompeuses de cette situation d'abord ludique. Le public, amené de manière ambiguë à devenir voyeur, est aussi amené à réfléchir sur son attitude, ainsi que sur la nature de ces images qu'il consomme tous les jours, l'interactivité lui faisant perdre la fausse distance, la passivité toute relative mais trop confortable qui est celle du spectateur des informations, aussi horribles soient-elles.

          


Légende : "Worldskin" : une installation de réalité virtuelle crée en septembre 1997 au Ars Electronica Center de Linz, de Maurice Benayoun, musique de Jean-Baptiste Barrière ; réalisation image: Patrick Bouchaud, Kimi Bishop (SGI Europe), David Nahon (ZA) ; réalisation musique : Image Auditive.

Voir une vidéo sur Worldskin

1.3 "Le tunnel Paris-New Delhi"

Un autre exemple, encore différent, plus serein, est celui du Tunnel Paris-New Delhi de Maurice Benayoun, crée en janvier 1998, et dont j'ai aussi composé la musique, et qui fait suite au Tunnel Paris-Montréal, crée en septembre 1995, dont la musique avait été composée par Martin Matalon. Une personne dans chaque lieu, à Paris et à New Delhi, est face à une image circulaire d'environ deux mètres de diamètre, qui représente la section d'un tunnel virtuel qu'elle va creuser elle-même et/ou explorer à l'aide d'un joystick, à la recherche de l'autre, qu'elle rencontrera éventuellement dans cet espace virtuel constitué en temps réel à partir d'une base de données d'images et de sons constituée à partir de l'histoire et de la culture des deux pays et structurée thématiquement.

Dans cette pièce, la dimension ludique est pleinement assumée, mais cette fois de manière à faire voyager le spectateur dans l'image et le son, à lui faire explorer un monde virtuel composé de matériaux visuels et sonores qui sont autant de représentations du monde réel, tout en allant à la recherche de l'autre. A tout moment, la voix de l'autre personne est présente, spatialisée autour du "creuseur", sa localisation dans l'espace quadriphonique étant un indice de sa directionnalité : si on l'entend en face de soi, on creuse ou avance dans la bonne direction ; si on l'entend derrière, c'est qu'on s'en éloigne, et il suffit alors de pivoter avec le joystick pour le "recadrer" et partir dans la bonne direction. On peut parler avec lui, de manière à échanger de l'information sur ce que chacun voit et entend dans le tunnel : en découvrant que l'on s'intéresse et/ou explore certains thèmes similaires, on finit par retrouver l'autre, alors représenté par son visage filmé par une caméra et projeté sur un voile flottant dans l'espace en face de soi. Les deux explorateurs peuvent alors converser et continuer ensemble leur périple dans le monde virtuel en commentant ce qu'ils découvrent. A tout moment, la musique fournit d'autres indices presque subliminaux sur la localisation de chacun dans cet univers. De la même manière que l'on passe d'une image à une autre, les sons concrets et les matériaux musicaux sont mixés et interpolés et signifient dans le même temps de manière sous-jacente la localisation précise de chacun.

En partant à la découverte de l'autre, en creusant et explorant ces représentations visuelles et sonores, les spectacteurs/interacteurs prennent un réel et pur plaisir à ce voyage à travers les représentations, qui préfigure peut-être une situation prochaine que constiturait un voyage à travers les connaissances.

     
    


Légende : "Tunnel Paris-New Delhi" : une installation de télévirtualité crée en janvier 1998 à la Cité des Sciences et de l'Industrie à Paris et dans l'exposition Virtual Gallery à New Delhi, Maurice Benayoun, musique de Jean-Baptiste Barrière ; réalisation image: David Nahon & Tristan Lorach (ZA) ; réalisation musique : Image Auditive.


Voir une vidéo sur le Tunnel Paris-New Delhi

1.4 Genèse et esprit du projet "Reality Checks"

Le projet "Reality Checks" est né et se nourrit de ces réflexions et des différentes expériences de réalité virtuelle qui m'ont intéressé ou auxquelles j'ai participé comme compositeur.

Bien qu'au sens strict, il ne s'agisse pas de réalité virtuelle (il n'y a pas d'immersion sensorielle avec un casque ou des lunettes tri-dimensionnelles, ni de disposif gestuel physique de navigation et/ou de contrôle), il s'inspire directement de ce qu'on pourrait dégager comme la "forme émergente réalité virtuelle", et en récupère les principes voire les effets de genre, pour les mettre en abyme et les questionner. Le propos n'est définitivement pas ici le tour de force ou même la simple démonstration technologique. Il s'agit plutôt de mettre en oeuvre des procédés techniques au service d'une situation sensible porteuse d'une interrogation sur la nature de ceux-ci, et sur la manière dont il changent notre perception, notre rapport au monde.

En choisissant aussi délibéremment des techniques plus simples (et par conséquent éventuellement plus abordables voire maîtrisables) que celles possibles aujourd'hui avec les meilleurs dispositifs de réalité virtuelle (qui permettent eux une quasi-perfection en simulation et en image de synthèse), ce projet marque un désintérêt pour la performance technologique pure, pour mettre l'accent sur le recours à la technique au service d'une expression, dont le propos procède de la mise en scène des dangers potentiels du virtuel, et tout particulièrement de la récupération/manipulation de l'image et de la voix de quelqu'un et par conséquent de certains attributs de son identité.

La forme esthétique choisie vise clairement à jeter le trouble, mais je l'espère sans faire confusion, en provoquant au contraire une réflexion personnelle à partir de l'expérience pour le moins troublante des réflexions altérées de sa propre image et de sa propre voix.

Pour être tout à fait clair : il n'y a dans mon esprit et dans ce projet particulier aucune fascination pour l'étrange ou l'occulte, qui dans notre civilisation aujourd'hui désespéremment en quête de valeurs et de spiritualité cherche refuge dans ces voies sans issues, à la manière des séries télévisées cultes "X-files" ou pire encore "Millenium".

Bien au contraire, il s'agit de renverser ces dispositifs pulsionnels tout à fait maladifs, ces fabriques de clichés contemporains, et ce faisant de s'en nourrir, comme l'opéra en tant que forme s'est nourri des archétypes pour mieux les transcender, afin de proposer un véritable questionnement esthétique.

Sans pour autant perdre de vue ce que je considère comme le primat de l'exigence sensible.

Car les oeuvres d'art utilisant les nouvelles technologies ont trop tendance à se confondre avec un nouvel avatar de l'art conceptuel, comme je l'ai déjà souligné plus haut : le programme suffisant par lui-même, et en quelque sorte dévalorisant jusqu'à la nécessité même de la réalisation.

L'intérêt pour moi de l'interactivité n'est pas non plus dans je ne sais quelle illusion démagogique qui ferait du public le créateur, en quelque sorte par procuration, et à coût nul en terme d'investissement artistique personnel.

Il s'agit plutôt de réaliser une forme de palimpseste électronique : où chacun contribue en inscrivant son propre commentaire dans une oeuvre commune en perpétuel devenir, en explorant/interrogeant sa propre image, dévoilant/révélant l'"inquiétante étrangeté" de ses possibles devenirs électroniques.

Et en installant ainsi l'oeuvre interactive dans sa fonction de miroir : donnant à réfléchir.

2. Propositions : la série d'installations "Reality Checks "
2.1. L'épreuve de la réalité : confronter les mondes réels et artificiels

Les dispositifs électroniques de captation sonores et vidéos ne sont pas de simples enregistreurs, ils peuvent aussi modifier la réalité. Non seulement ils nous renvoient, littéralement et métaphoriquement, des images, mais ils nous permettent, voire nous forcent à prendre une distance par rapport à celles-ci, et ainsi nous amènent éventuellement à prendre position par rapport à elles.

Dans cette distance tout devient possible, l'introspection ou l'effroi, l'autosatisfaction, l'amusement ou le questionnement douloureux.

Un cas extrême est celui où nous sommes confrontés à notre propre image et à notre propre voix. Ces dispositifs deviennent des analyseurs objectifs et subjectifs tout à la fois.

"Reality Checks" est une série de pièces interactives "intégrales" - mêlant images et sons -, où le spectateur est confronté à sa propre image, - précisément à des représentations de sa propre image et de sa voix -, et doit l'interpréter.

Il est exposé à des situations où ces représentations de lui-même subissent des glissements progressifs qu'il peut contrôler, mais seulement en partie, car celles-ci ont une vie propre, incontrôlable, à la logique inexorable, qui le rappelle à la puissance d'un ordre caché, celui de l'au-delà des apparences, et établit ainsi que toute image comme tout son, demandent interprétations.

L'interactivité devient le vecteur de l'interprétation : en explorant l'espace, il construit sa propre interprétation de cette réalité à laquelle il est exposé.

L'autoportrait se constitue alors comme un processus de révélation, grave et/ou ludique, suivant la perspective que chacun choisit de lui donner.

Le cycle "Reality Checks" se veut à la fois une expérience philosophique et artistique utilisant les nouvelles technologies informatiques interactives de l'image et du son pour revisiter et interroger les formes canoniques, tel ici l'autoportrait, en questionnant au-delà les statuts de la réalité et de la représentation, ainsi que celui de ce que l'on appelle le virtuel.

C'est une collection d'installations sur le statut de plus en plus mutuellement dépendant de la réalité et de la virtualité, sur comment ces dernières interagissent, et comment elles peuvent finir par entrer en conflit.

Ces pièces se veulent des expériences intimes voire intimistes, des paraboles vivantes sur les relations changeantes entre les objets, entre eux et nous, autant qu'entre nous, questionnant notre présent et notre futur, dans un monde où les frontières tendent à disparaître, nous laissant avec toujours plus d'interrogations sur nos identités.

2.2 "Autoportrait in Motion"

"Autoportrait in motion", première pièce réalisée à ce jour de cette série, a été créée le 30 janvier 1998 au Musée d'Art Contemporain de Zurich (commande du Musée) et présentée jusqu'au 2 mars 1998.

Le visiteur entre dans un espace clos et sombre. Il est immédiatement confronté à sa propre image reflétée telle que dans un miroir, superposée à une autre image transformée et projetée sur ce même miroir. Cette seconde image vit, se transforme suivant le comportement du visiteur dans l'espace. Certaines transformations apparaîssent prédictibles, d'autres non. Sa voix aussi, s'il parle, est transformée et projetée dans l'espace tout autour de lui. Au fur et à mesure de l'exploration, tout un monde au départ caché se révèle. Celui-ci procède en fait d'une analyse du comportement du visiteur. Suivant ses mouvements dans l'espace, rapides ou lents, concentrés ou larges, il définit la nature de son autoportrait, de tout un univers complexe d'images et de sons qui émergent progressivement, "remontent à la réalité".

          


Légende : "Autoportrait in motion" : une installation interactive créée le 30 janvier 1998 au Musée d'Art Contemporain de Zurich, image et musique de Jean-Baptiste Barrière ; réalisation musique et image (Image Auditive) : Frédéric Voisin (informatique musicale), Pierre-Jean Bouyer (infographie) , Isabelle Barrière (caméra).


Voir une vidéo sur Autoportrait en mouvement

2.3 Dispositif technique de "Autoportrait in Motion"

Une caméra accrochée au plafond de la salle transmet à un premier ordinateur Macintosh les mouvements du public. Ces images et les mouvements qu'elles contiennent sont analysés avec le logiciel Big Eye, développé au centre Steim (Amsterdam). Ce logiciel permet de spécifier des régions dans une image, ainsi que des objets (surfaces colorées de tailles variables) dont on détecte alors les mouvements dans ces régions.

En fonction de ces informations, on détermine ensuite des actions à réaliser spécifiées en MIDI (Musical instrument Digital Interface : un standard de communication entre toutes sortes de dispositifs de production sonore, mais aussi visuelle, par exemple des projecteurs, etc.).

Ces actions (déclenchements, variations continues) sont transmises à un deuxième ordinateur Macintosh, sur lequel tourne le programme Max (développé à l'Ircam et diffusé par Opcode) qui va les analyser structurellement, les interpréter et les réaliser de différentes manières en fonction d'un scénario prédéfini et variable temporellement.

Max va ainsi contrôler le déclenchement de processus sonores pré-enregistrés (matériaux divers), ainsi que les variations d'autres processus en temps réel : la synthèse, le traitement, le mixage et la spatialisation de différents matériaux (dont la voix des visiteurs captée par un microphone). Les tâches de traitement du signal sonore en temps réel sont réalisés avec MSP : une bibliothèque spécialisée de Max, développé par David Zicarelli, à partir de l'expérience la Station d'Informatique Musicale de l'Ircam.

Max contrôle enfin un troisième ordinateur Macintosh, sur lequel tourne Image/ine un autre programme de Steim pour le traitement d'images en temps réel. Une deuxième caméra, placée dans l'axe de l'écran transmet à ce programme l'image des visiteurs, se déplaçant dans l'espace face à l'écran. Max, en fonction du scénario et des mouvements détectés, spécifie les tâches de traitements de l'image à réaliser. Les images transformées en temps réel sont mélangées avec des séquences préparées (comme pour le son), réalisées avec le programme After Effects.

L'image produite est ensuite projetée sur l'écran au milieu de la salle. Celui-ci est en fait à la fois un miroir et un écran de deux mètres de haut sur un mètre de large : il renvoit l'image des personnes en face de lui et reçoit les images transformées rétro-projetées. Les sons sont diffusés dans un espace quadriphonique, les haut-parleurs étant positionnés aux quatre coins de la salle.

De manière générale, les traitements des images et des sons développent les idées d'interpolation et d'hybridation, à l'aide de diverses techniques (synthèse croisée, convolution, filtrage, etc.) réalisées similairement sur les matériaux musicaux et visuels, produits à la fois en temps différé et en temps réel.

2.4 "Désinstaller" : "Cellitude Fragments", une performance à partir de ce dispositif.

Le meme dispositif technique et dramaturgique a été utilisé pour une performance, mettant en scène un violoncelliste, devant le miroir électronique. Dans "Cellitude Fragments" créée le 2 mars 1998 au Musée d'Art Contemporain de Zurich par Anssi Karttunen, les matériaux visuels et sonores de l'installation étaient mélangés avec d'autres matériaux provenant du violoncelle et de son interprète, là encore à la fois traitées préalablement et en direct.

Dans cette pièce, le personnage du violoncelliste devant le miroir, faisait émerger par son jeu musical des images et des sons cachés en quelque sorte derrière le miroir, dont une voix de femme japonaise récitant un ancien poème japonais sur l'impossibilité de séparer le rêve et la réalité.

        


Légende : "Cellitude fragments" : une performance créée le 2 mars 1998 au Musée d'Art Contemporain de Zurich, image et musique de Jean-Baptiste Barrière ; violoncelle : Anssi Karttunen ; réalisation musique et image (Image Auditive) : Frédéric Voisin (informatique musicale), Pierre-Jean Bouyer (infographie) , Isabelle Barrière (caméra).


Voir une vidéo remixée d’une minute: Cellitude Aphorism

3.0 Autres projets de la série "Reality Checks"

Je décris brièvement dans la suite de cet article les autres projets de la série "Reality Checks".

3.1 Rencontre avec un ange

Vous entrez dans une pièce plutôt sombre et de taille réduite dont un mur est recouvert totalement par un miroir. La pièce est vide à l'exception de ce miroir. Votre image se reflète dedans. Vos yeux cherchent partout ce qu'il y a à voir, jusqu'à ce que vous réalisiez qu'il n'y a rien d'autre que votre image dans le miroir.

Alors les contours d'une créature floue apparaissent à vos côtés dans le miroir, évoluant, flottant autour de vous. Cette vision devient de plus en plus précise, comme si vos yeux s'habituaient à elle. C'est certainement un ange. Il vous sourit. Il vous suit quand vous bougez. Une douce voix sans respiration, comme éternelle, commence à vous chuchoter des messages qui vous sont tout à fait incompréhensibles.

Après quelques secondes, sans que vous vous en aperceviez clairement, cela a changé. C'est maintenant un spectre. Puis une figure diabolique. Qui soudain crie dans votre direction.
Vous n'avez pas d'autre choix que de quitter la pièce précipitamment.

3.2. Photomaton

Vous entrez dans un photomaton. Vous vous asseyez après avoir tiré le rideau derrière vous. Vous vous préparez en vous regardant dans le miroir, et en ajustant la hauteur du tabouret rotatif de manière à aligner vos yeux avec les marqueurs disposés à cette attention sur le miroir.

Vous pressez alors le bouton pour démarrer la prise de vues. Un flash vous aveugle. Des vibration graves, très désagréables, commencent simultanément. Alors que vos yeux se réhabituent progressivement, vous réalisez que votre image a changé. Non seulement vous ne pouvez pas vous reconnaître, mais votre réflection altérée est comme figée. Vous n'êtes plus vous même, ou vous ne vous reconnaissez pas dans ce reflet. Qui est dans le miroir?
Si, sous le choc de ce qui s'est passé, vous ne faites rien d'autre que de regarder cet étranger dans le miroir, qui sous une forme troublante garde cependant quelque chose de vous, vous réalisez soudainement que cette image n'est pas en fait figée. Elle change lentement, et devient de plus en plus lointaine de vous.

Les vibrations sont plus intenses, oppressantes. Si vous décidez de presser le bouton à nouveau, une autre image, encore plus altérée de vous même, apparaît.

Encore et encore, toujours plus distante de vous, jusqu'à ce que vous décidiez brutalement de quitter cet endroit, profondément perturbé.

3.3. Télécommande

Vous entrez seul dans une pièce dans laquelle il y a seulement un appareil de télévision, un fauteuil en face, et une table basse entre les deux, avec une télécommande dessus. Vous vous asseyez dans le fauteuil, prenez la télécommande, cherchez le bouton de démarrage, le trouvez rapidement, et appuyez dessus.

L'image apparaît, accompagnée d'un bruit blanc important. Ce qui apparaît d'abord est la "neige", le bruit blanc typique de l'absence d'accord sur le signal d'une chaîne.

Mais cette image fait rapidement place à la votre, assis dans le fauteuil. Vous réalisez immédiatement que quelque chose d'étrange se passe. Cela n'est pas tout à fait normal. L'image est figée. Non, elle ne l'est pas. En fait, elle change progressivement, devenant quelque chose d'autre, quelqu'un d'autre. Si vous essayez de changer les réglages avec la télécommande, les mutations deviennent alors plus brutales. Maintenant cette image devient une femme. Puis un homme. Puis une personne agée. Puis une personne encore plus agée. Puis une forme de spectre. Puis toute vie disparaît, et la chaise seule reste dans l'image. Silence.
Vous pouvez partir.
En fait, vous êtes déjà parti.

3.4. Maquillage

Vous entrez seul dans une pièce mal éclairée dans laquelle il n'y a rien d'autre qu'un miroir pour se maquiller, posé sur une table où se trouve une palette de maquillage, et devant lesquels se trouve une chaise.

Le miroir semble vide, ne reflétant aucune image. Vous vous asseyez et soudainement le miroir se met comme en marche, montrant votre image, en même temps qu'une lumière en néon s'allume, avec un son déplaisant, tout à fait inhabituel.

Vous réalisez immédiatement que quelque chose ne va pas : votre image est figée. Si vous touchez les couleurs dans la palette de manière à tenter de vous maquiller, le miroir fait des changement brusques, altérant votre image avec des déformations colorées, liées à la couleur que vous avez choisie. Mais, en parallèle, l'image se transforme, devenant de plus en plus étrangère à votre reflet.

Après un moment, dans un climax d'étrangeté et d'éloignement par rapport à votre image, où le bruit du néon devient proprement pénible, cela s'arrête brusquement. Le miroir redevient noir, opaque, le néon stoppe son bruit insupportable.

Vous pouvez partir.


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